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4 mars 2007 7 04 /03 /mars /2007 00:00
Attention, cet article est long (quoique beaucoup moins que le poème d'origine...)
Read at your own risks


L'Ane est un poème de Victor Hugo, dont le héros est un âne qui tente d'accéder à la sagesse ne suivant une éduction classique  : il est bien sûr vite déçu... Alors il en discute avec Kant (ben oui, pourquoi se priver ?)



J'en citait un extrait il y a bien longtemps déjà, mais le reste de ce copieux poème contient d'autres vers intéressants, que ce soit par leur réelle qualité littéraire, ou par leur pompeux assez comique au final. Je vous ai donc  mis quelques passages  (dans l'ordre d'origine), entrelardés de remarques de ma part.
Pour vous faire une idée réelle du poème cependant, essayez de jeter un oeil à l'original...

Commençont par un thème courant chez Hugo : la critique virulente de l'école :

Que sert de dédier des classes, des cachots,
Et quatre grands murs nus qu'on blanchit à la chaux,
Et des rangs de gradins, de bancs et de pupitres,
À d'affreux charlatans flanqués d'horribles pitres ?
Frivoles, quoique lourds, pesants, quoique subtils,
Quel sol labourent-ils ? quel blé moissonnent-ils ?

D'habitude c'est l'utilité des poètes qui est remise en cause, pas celle des profs... ça change!

Pas un texte, ici, là, haut ou bas, près ou loin,
Pas de volume jaune et mangé par les mites,
Pas de lourd catalogue informe et sans limites,
Que mon esprit, voulant tout voir, ne feuilletât.
J'ai donc étudié beaucoup ; le résultat ?
Un peu d'allongement à mes oreilles tristes.

Mmm en général, le résultat relève plutôt du racourcissement de la distance focale....

Livres ! qui, compulsés, adorés, vermoulus,
Sans cesse envahissant l'homme de plus en plus,
De la table des temps épuisez les rallonges,
D'où sortent des lueurs, des visions, des songes,
Et des mains que les morts mettent sur les vivants,

Et encore, Hugo n'imaginait pas l'explosion de la production de livres du XXe...

Vous êtes imposants ! vous divisez le monde
En deux opinions principales : savoir
Si vos graves feuillets, votre blanc, votre noir,
Vos textes plus profonds que les flots sur les plages,
Vos luxes de science, et vos fiers étalages
De travail et d'étude, et vos grands apparats,
Sont créés pour les vers ou sont faits pour les rats.

Actuellement, la numérisation des textes exigerait une réécriture : la littérature sera-t-elle mangée par les vers ou par les virus ?

J'ai lu, cherché, creusé, jusqu'à m'estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
Ô qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouaillez-moi, rossez-moi ; mais ne m'enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m'en faites point tourner la manivelle.
Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

Je ne sais pas ce que ses profs lui ont fait, mais il en a gros sur la patate...

Qu'as-tu trouvé ? Devant l'évolution sainte
De la vie, admirable et divin labyrinthe,
Ta vue est myopie et ton âme est stupeur.

Attention : sous prétexte de dire du mal des scientifiques, il va nous décrire l'évoltion du monde. Tous aux abris !
Déjà que les conceptions géologiques de l'époque ont, disons, beaucoup changé à tout le moins, le passage au crible  du lyrisme hugolien donne quelque chose qui vaut le détour :


Vois, ce monde est d'abord un noyau de vapeur
Qui tourne comme un globe énorme de fumée ;
Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée ;
Il bout, puis s'attiédit et se condense, et l'eau
Tombe au centre du large et ténébreux halo ;
Puis la terre, encor fange, au fond de l'eau s'amasse ;
Sur cette vase on voit ramper une limace,
C'est l'hydre, c'est la vie ; et la mer s'arrondit
Autour d'un point qui sort des eaux et qui verdit ;
C'est l'île surgissant des profondeurs béantes ;

Snif. L'hydre est un cnidaire. La limace un gastéropode. Ouin.

Des vers titans parmi des fougères géantes
Fourmillent ; et du bord des boueux archipels
Des colosses se font de monstrueux appels ;
L'hippopotame sort de l'immense onde obscure,
Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre,
De vaste millepieds se traînent, le kraken
Semble un rocher vivant sous l'algue et le lichen,
Et le poulpe, agitant sa touffe contractile,
Tâche d'étreindre au vol l'affreux ptérodactyle ;

Si vous comprenez ce qu'il veut dire par touffe contractile du poulpe, parlez...
Par ce que moi je sèche. A moins qu'il ne pense à une anémone de mer ? ( ce qui n'a, rappellons-le, rien à voir, puisque là encore poulpe C Gastéropodes, anémone C Cnidaires)
Par ailleurs, si j'avais des esclaves, je leurs ferais mettre un lien pertinent pour chaque espèce mentionnée. Je suis sûre que vous apprendriez beaucoup en les suivant.
Par exemple, savez-vous qu'on a beaucoup progressé dans la connaissance des krakens (calmars géants)?
Ou que le lichen est un mélange symbiotique de deux organismes, une algue et un champignon?

Puis des millions d'ans se passent ; du roseau
Sort l'arbre, et l'air devient respirable à l'oiseau,
Et la chauve-souris décroît, et voici l'aigle,
Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle,
L'île soudée à l'île ébauche un continent,
Et l'homme apparaît nu, pensif et rayonnant ;

Jusqu'ici, quoique très faux dans les détails zoologiques, l'esprit général n'est pas complètement à la rue.
Mais la formation des continents est vraiment contradictoire avec les onnées actuelles : le consensus admet l'existence d'une pangée (immense continent unique) qui s'est ensuite fragmentée, et non une agglomération de petits ilôts.
Personnellement l'image de l'homme nu pensif et rayonnant me fait bien rigoler. J'aurais plutôt mis "l'homme nu, frigorifié et terrorisé" :-p.

C'est fini ; l'aube émerge, et le recul immense
Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence ;
La tempête de l'être a cessé de souffle ;
Et l'on entend des voix sur la terre parler ;
Le typhon s'amoindrit et devient l'infusoire ;
Et l'antique bataille, inextinguible et noire,
Du dragon et de l'hydre, avec son fauve bruit,
Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit ;
L'effrayant désormais plonge dans l'invisible ;
L'infiniment petit s'ouvre, gouffre terrible ;

Ca c'est une conception qui me paraît très étrange. Quelqu'un l'a-t-il déjà rencontré ailleurs?
Donner au microorganisme une origine tardive me semble une façon de penser très bizarre...
Va falloir que je me renseigne.

Toute cette raison que l'homme emmagasine,
Étageant grecs sur juifs, juifs sur égyptiens ;
Que le temps sur le tas vient vider par hottées,
Ces Pascals, ces Longins, ces Jobs, ces Timothées,
Doux, sévères, touchants, mystérieux, railleurs,
Qu'est-ce si tout cela ne vous rend pas meilleurs ?

Ah, le grand classique : l'éternelle objection que Knowledge is not Wisdom (la connaissance n'est pas la sagesse).
Certes, mais au moins elle n'a jamais essayé de le prétendre... tandis que combien de philosophies ont prétendu se substituer à la science ?

Mais gare au diable Légion !
Gare à ce gamin sombre appelé petit livre !
Le format portatif est un monstre ; il délivre,
Il proteste, il combat ; c'est hideux, c'est criant ;
Comme avec son épingle il crochète en riant
La serrure de fer d'une bible bastille !
Il a la clef des champs, ce brigand ; il pétille,
Il éclate ; il est clair, rapide, âpre, éloquent ;
Il court, et met le feu partout. Oui, mon vieux Kant,
Poussière fulminante éparse sur les tables,
Les livres légers sont aux pesants redoutables ;

Aha ! On change complètement de sujet, mais là Hugo fait preuive de clairevoyance : la publication de pamphlet et de petits livres peu chers a en effet métamrphosé l'histoire de la pensée au XIXe siècle (je pense en particulier à la propagations des divers types de socialisme).
Plus proche de nous, l'invention du livre de poche, a mis le monde de l'édition cul par-dessus tête : ni broché (cahiers cousus entre eux avec une couverture symbolique) ni relié (cousus à une reliure très solide), les pages du livre de poche (indépendamment de sa taille, d'ailleurs, sont collées au dos d'une façon qui n'est pas censée être réversible - car qui voudraiut faire relier un roman de gare?- avec une colle qui tient quand elle y pense, et sans garantie de durée (papier peu cher).
Voila qui accompagna idéalement la massification de la lecture...

L'âne se décrit comme franc du collier (c'ets le cas de le dire) :

Je suis franc ; ma parole est âpre, mais certaine,
Car je préfère, étant frère de La Fontaine,
Et quelque peu cousin d'Agrippa d'Aubigné,
Le réel, même rude, au faux, même peigné,

Tandis que l'homme, lui, en prend pour son grade :

Bourdon de tous les dieux et de toutes les vitres,
Donnant pour moule aux fronts les casques et les mitres,

Bon d'accordn on n'est pas doué. Mais au moins, y met-on de la bonne volonté?

Mais du moins faites-vous ce qu'il faudrait pour voir
Un peu plus de clarté dans votre cerveau noir ?
Point. La routine au fond du néant vous isole.
Vous avez tout, parole, écriture, boussole,
Vapeur, imprimerie, et scalpel et compas ;
Faites-vous donc du jour avec cela ? Non pas.
Avez-vous des esprits, des plongeurs, des génies,
De grands cerveaux ouvrant des portes infinies,
Des puisatiers géants creusant au ciel des trous,
Des penseurs, des trouveurs ? — Pardieu ! — Qu'en faites-vous ?

J'ai bien peur que la réponse soit : des hommes d'affaires.

A part ça, Hugo découvre aussi des choses extraordinaires, comme par exemple les propriétes fractales de l'homme :

Tout homme est composé de tout le genre humain ;

Ah bah si ce n'ets pas de la mise en abyme, ça...
Mais continuons:
   
Quand viendra l'aube ? Hélas ! la mauvaise saison
Est longue pour le vrai, le droit et la raison ;

C'est toujours un âne qui parle, hein. Manifestement une espèce très sous-estimée quant à ses capacités d'abstraction.
Quoique :

...l'infâme artère carotide
Est mère de l'ours fauve et du pourceau fétide;

Mais bien sûr. Il se laisse un peu empoter des fois, l'âne Culotte...
Mais continuons dans la veine anti-cléricale :

Mettez
Deux autels côte à côte en vos noires cités,
Puis demandez à l'un des deux prêtres qui passe
Son avis sur le prêtre et le temple d'en face!

C'est un peu comme l'histoire du naufragé solitaire anglais et de ses trois huttes..
(- Ici, c'est ma maison, là c'est mon club.
 - Et là-bas?
 - C'est le club où je ne vais pas...)

L'argent, le lit, la table, autant de précipices ;
Le vin est un écueil, la femme est un récif ;

Chouette, je suis une récif!

La conscience, bas, à Salomon pensif
Disait plus de dix fois par jour : Vieille canaille !
L'expérience austère, ô Kant, est la trouvaille
Qu'on ramasse en sortant du vice ; on se flétrit,
On se forme ; chacun des sept péchés écrit
Une lettre du mot composite : Sagesse

Hé mais ça ne marche pas! il n'y a que deux péchés capitaux qui comportent un s, et sagesse en a trois.
Comment ça? Ah, on me dit dans mon oreillette que c'était une image...

Dans un passage contre l'admiration vouée aux soldats, on lit :

Nous n'en sommes pas là, nous autres ; pas si bêtes !
Et quant à moi, morbleu ! j'aurais bien du chagrin,
Étant Aliboron, d'admirer Isengrin

Isengrin (ou Ysengrain, ou moultes autre orthographes alternatives), c'est le loup du Roman de Renart, où Aliboron est le nom de l'âne.

 
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
  L'homme, c'est l'impuissant fécondant l'inutile.

Ah, ce bon vieux Totor, toujours l'art des phrases chocs...

 
Les blés sont d'or, les flots sont bleus, les bois sont verts,

On ne peut pas être génial à chaque vers, hein!
Et puis, vient lamort  (oui, je saute de gros morceaux) :

Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l'espace ;
Tous les faux biens, rêvés par ton instinct rapace,
S'en vont ; derrière tous la tombe, âpre fossé,
Se creuse ; et chacun d'eux, après t'avoir blessé,
Passe à travers les doigts de ton poignet tenace ;

Pour bizarre qu'elle semble, l'image du poignet me paraît intéressante. Mais ne nous leurrons pas : il lui manquait dans doute juste une syllabe, ce qui lui a fait mettre poignet au lieu de main (surtout que les rime en -ace ne courrent pas les rues...)

Quel est le bon ? quel est le mauvais ? que doit-on
Ajouter à Dracon pour en faire Caton ?
D'où vient qu'on se dévore et d'où vient qu'on se tue ?
Est-ce qu'au papillon la fleur se prostitue ?

Ah, les grandes questions...
Rapellons que Dracon a donné son nom aux lois draconiennes, qui punissaient de mort jusqu'aux simples vols.

J'aperçois, à travers les fumées,
Là-bas, ô Kant, un pré plein d'herbes embaumées(...)
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère,
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire
Serait de se vautrer les quatre fers en l'air.

Par le temps qu'il fait, je crois bien que la sagesse n'aurait rien contre...
Kant finit par l'admettre :

Tant qu'on admirera ce Bacon effrayant,
Ce monstre fait d'azur et d'infamie, ayant
Le cloaque dans l'âme et dans les yeux l'étoile ;   (Mais qu'avait-il donc contre Bacon ? et surtout, duquel parle-t-il?)
Tant qu'arrêtant l'esprit qui veut mettre à la voile,
D'abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés,
Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez !

tant que ça durera, donc,  ce ne sera pas la joie...
Mais Totor, comme souvent dans ses conclusions nous prouve qu'il reste un incorrigible optimiste, un peu rose gnan-gnan à l'arête :

Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l'horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton oeil s'épouvante,
Sont les passages vils par où l'on va plus haut ;

Que dire?
Espérons, espérons..

Merci d'avoir lu jusqu'ici et à bientôt!
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commentaires

D
Hum...Note pour plus tard: arrêter de lire le blog d'Abie le soir avant d'aller dormir, et le réserver pour l'après déjeuner, quand on n'est pas pressé de retravailler.
Répondre

Edito

Soyez les bienvenus sur ce petit blog sans ligne éditoriale fixe, qui échoue à mourir depuis 2005.
La fréquence de mise à jour se veut quotidienne au mieux (par ce que je suis de nature optimiste), trimestrielle au pire (parce que je suis velléitaire bien plus encore).

Alea jacta est :


Aussi :



Ordo Ab Chao